Petite suite que je préparais depuis longtemps. La prochaine fois ce sera le front!
La maternité était presque vide à l'exception de cette chambre. Une pièce froide, dénuée de toute décoration. Un sol blanc associé à des murs verts créait une impression d'enfermement, comme si on y était dans une boîte. Un couple s'y tenait, la femme hurlant alors qu'elle tentait de mettre au monde l'enfant qui devrait perpétuer la lignée. L'homme, lui, restait à ses côtés, sans savoir quoi faire. Ses yeux étaient vides, et dans ses mains il tenait un linceul. Une infirmière s'activait quand à elle, cherchant désespérément les outils nécessaires à l'accouchement. Elle avait appelé sa collègue pour la seconder, mais celle-ci n'arriverait probablement que dans une heure. Car comme tout hôpital, celui-ci se trouvait à l’extérieur de la ville, là où les maladies ne risquaient pas de se transmettre aux habitants. Cette paranoïa générale trouvait ses racines dans les terribles épidémies qui avaient pu mettre en péril toute vie humaine à Lemna, mais aussi justifiée qu'elle fut, elle était aussi la cause du décès de nombreux patients, qui mourraient faute de personnel pour les soigner.
La vieille femme savait pourtant que l'opération ne pouvait attendre. Un bébé était déjà mort dans cette pièce, et cela suffisait largement à sa conscience. Laissant le couple à ses douleurs, elle descendit précipitamment à la cave ou les outils de chirurgie se trouvaient. Prenant sans distinction un maximum de caisses, elle remonta bientôt avec une boule dans la gorge ; peut-être était-il déjà trop tard...
Mais le miracle s'était produit. Lorsqu'elle pénétra dans la chambre elle y trouva le bébé, vivant, dans les bras de sa mère. Refermant doucement la porte, elle repartit ranger les caisses dans les sous-sols. Le téléphone de l’hôpital sonna alors. On avait retrouvé sa collègue sur la route, à quelques kilomètres de la ville. Morte, agressée certainement. Dommage se dit-elle, elle était bien jolie cette fille.
Si il était né quelques heures plus tôt, juste après la mort de son frère, l'amour que la mère portait à celui-ci se serait naturellement transmit à l'enfant. Si il était né quelques heures plus tard, avec la nouvelle aube, alors il aurait été comme un miracle, un nouvel espoir pour sa famille. Mais il était né dans ce moment ou la mélancolie de la mort prend le pat sur tout autre sentiment, ou la profonde tristesse d'un fils trop tôt perdu éclipse toute autre émotion. Aussi le lien qui unit habituellement la mère à l'enfant dès sa naissance ne se fit-il pas. Il était de ce fait comme un étranger, ne haï ni aimé. Un garçon parmi d'autres qui avait élu domicile en cette maison. On lui avait donné un nom, on lui avait donné une lignée, on lui avait offert le logis, mais il restait un être de passage. Un être dont il faudrait bientôt se séparer. Ce sentiment de rejet envers le jeune garçon ne fit que s'accentuer lorsqu'il eut une sœur, de trois ans sa cadette. Ses parents s'étaient depuis remis de la perte de leur premier fils, et étaient désormais ouverts à toute nouvelle descendance qui assurerait la perpétuité de leur lignée. La noble famille des Galtaé était en effet, à l'instar du reste de l'aristocratie Lemnienne, sur le déclin. Mais contrairement à d'autres, elle avait perdu toute étincelle de dignité et cherchait désormais à s'enrichir par tous les moyens, comme en fréquentant les salons bourgeois ou en allant jusqu'à mêler leur sang à celui des parvenus. Toutes ces manœuvres abaissantes se soldaient cependant par des échecs, et la famille s'appauvrissait. L'arrivée d'une nouvelle descendante fut donc plus que bienvenue, et l'on oublia rapidement le fils qui vécut désormais comme une ombre dans la maison Galtaé.
Le garçon restait donc la majeure partie de son temps loin de sa famille. Le fait qu'il fut seul ne suscitait pourtant aucune forme de sentiment, compassion ou mépris. Il ne venait pas au monde, alors pourquoi celui-ci viendrait-il à lui ? Il se rendait, comme les autres enfants, à une sorte d'école, lieu plus destiné à l'enseignement de l'oubli et l’apprentissage de l'ignorance qu'à autre chose. C'est là qu'il rencontra l'espoir. Sous la forme d'une jeune femme. À dix ans, il découvrit ce qui serait sa seule lumière pour le restant de son existence. De deux ans son aînée, elle en savait déjà bien sur le monde que le garçon, mais cette connaissance pourtant infime émerveillait cet esprit innocent. Chaque jour ils se retrouvaient, et riaient comme les enfants qu'ils étaient. Ils se soutenaient lorsque quelque chose arrivait, pleuraient ensemble et se battaient de concert. Il l'aimait. Mais l'aimait-il comme une amante ou y voyait-il une mère ?
Il descendit dans le salon familial. Des bourgeois parlaient vivement alors que ses parents, dans leurs plus beaux habits, maintenaient des visages faussement nobles et souriants. Cela était pitoyable à voir. Chacune des phrases de ces parvenus était une insulte, toujours plus insidieuse, indécelable et blessante. Ils s'amusaient visiblement des vêtements imperceptiblement usés et démodés de leurs hôtes, qui se tuaient en inutiles courbettes.
« Monsieur mon fils.
-Monsieur mon père.
-Enfin daignez-vous vous présenter à nos prestigieux invités. Le ton prit était terriblement froid.
-Ces prestigieux invités auraient pu avoir la délicatesse de me venir cherché.
-Vos paroles sont à votre mesure, basses et directes. Apprenez donc la subtilité...
-Mes paroles sont le reflet de mon âme. Franches et sincères.
-Quelle prétention venant d'un si jeune homme... L'un des bourgeois se leva de son siège, faisant trembloter des bourrelets habilement cachés mais qui ne pouvaient échapper aux yeux de celui habitué au monde. Quelle audace pour un si jeune enfant qui ne sait respecter son père...
-Chère invité, sachez que mon comportement est tel celui du seigneur... tout homme ne peut se venter d'avoir en son sang une lignée. Ce dernier mot fut appuyé juste ce qu'il fallait, ce qui ne fit qu'ajouter à la colère du bourgeois.
-Insolent...
-Espèce de bâtard ! Hurla sa mère en le giflant tout à coup. Comment ose-tu te revendiquer de ma lignée alors que tu lui fais honte !
-Lui faire honte ! Mais ne voyez-vous donc que ces ''invités'' vous rabaissent à leur rang ?! Au rang de simples sujets ?! Madame ma mère avez-vous donc oublié votre duché ? Et vous, monsieur mon père, avez-vous donc rejeté votre titre de comte ?!
-Quittez cet endroit ou caressez mon fer. Vous êtes inexpérimenté et succomberiez à la première botte. Alors partez. Je vous rappellerai lorsque vous me serez utile.
-Jamais je ne remettrai les pieds en cette demeure.
-Attitude puérile.
-Décision du cœur. »
Quittant la pièce d'un air qui se voulait majestueux, il sortit dans les avenues froides de la tour. La pluie ruisselait sur les pavés, les maculant d'une boue glissante. Autour de lui les échoppes fermaient pour la pause du déjeuner. Midi sonna. Pourtant les nuages gris dans le ciel assombrissaient tellement la cité que l'on se croirait le soir. Bientôt il pénétra dans une place circulaire, avec en son centre une fontaine aux formes érotiques. Elle était vide. S'asseyant sur un banc de pierre, il s'adossa au parapet et regarda la flèche de la tour. Cette place était l'un des endroits les pus hauts de la ville où il pouvait se rendre. Après la rue continuait quelques mètres avant qu'une lourde porte d'un matériau aussi inconnu que résistant vienne bloquer l'accès des sommets au peuple. Jadis bien-sûre ses ancêtres vivaient de l'autre côté. Mais combien de misères repoussèrent sa famille vers ses bas quartiers ? Il se retourna. En bas il y avait les champs. De l'orge. Il n'y avait qu'elle. Tout ce que les habitants de Lemna consommaient venait de ce céréale. Il était indispensable. Aussi les terres agricoles ne cessaient-elles de gagner du terrain. Les vieilles usines étaient rasées, et les rares bosquets abattus. Et c'était une bonne chose, car les habitants de ces lieux étaient des gens malfamés et des brigands. Il se leva. Aujourd'hui était un jour qu'il attendait depuis longtemps. Cela faisait une semaine que son esprit imaginait des dizaines de situations, de dialogues et d'actes liés à ce qui allait ce passer. Aujourd'hui il la verrait elle.
Se levant, il marcha jusqu'à cette maison qu'il connaissait si bien. Il allait parvenir au tournant de la rue lorsque le chant d'un sirène s'éleva. Tout à coup son cœur se souleva. Courrant à toutes jambes il se jeta sur la porte. Elle s'était automatiquement close. Il savait ce que cela voulait dire. Pleurant sur son sort, il remonta à la place. Dans son esprit les choses se précipitaient. Que se passait-il donc pour que cette alarme que l'on avait pas entendu depuis le grand incendie du siècle dernier se réveille soudain ? Et surtout quand la reverrait-elle si ce n'était aujourd'hui ? Dans une semaine. Il ne servait à rien de nourrir quelconque illusion. Il devrait encore attendre. Lorsqu'il parvint à la position surélevée, de nombreuses personnes qui comme lui s'étaient retrouvées dehors au moment de l’alerte scrutaient le ciel, la peur emplissant leurs visages. Joignant son regard aux leurs, la stupeur l'envahit en même temps que l'incompréhension. Perçant les nuages, un titanesque bâtiment tombait lentement vers le sol. Sa colossale coque noire projetait une ombre si vaste qu'elle plongeait dans les ténèbres plusieurs hectares de cultures, desquelles s'éleva un terrible cri d'effroi. Sur la route qui découpait les champs, des centaines de parias et renégats apparurent et coururent vers les murs de la cité. Ils suppliaient d'oniriques gardiens humains de leur ouvrir les portes de la villes, mais les massives machines qui bloquaient les battants ne connaissaient pas la pitié.
Bientôt, ''celui qui descendit du ciel'', comme l'avait déjà nommé un scribe itinérant, se posa lourdement sur le sol, écrasant sous son incalculable poids de nombreux brigands n'ayant pas été assez rapides pour atteindre les murs de la tour. Après quelques instants des hommes en sortirent, et l'alarme cessa de retentir.
Tout ce passa alors très vite. En quelques heures, des hommes étranges avaient investi la ville et ne cessaient de hurler la même phrase dans une langue plus qu'approximative : « Ceci est un recrutement obligatoire. Tout premier fils de chaque famille âgé de plus de dix ans et physiquement apte à se déplacer devra immédiatement se rendre avant l'aube au vaisseau. Il pourra amener avec lui ses effets personnels, mais aucun animal ou toute autre forme de vie ne sera toléré à l’intérieur du vaisseau. Tout premier fils n'ayant pas répondu à l'appel après l'aube sera amené de force sans qu'il n'aie pu se préparer ou sommairement exécuté. Telle est la loi impériale. Je répète : ceci est un recrutement obligatoire. Tout premier fils... »
« Ah ! Chère fils. Vous m'avez fait attendre.
-Monsieur mon père... Le ton du géniteur était étrangement enjoué, et cela lui faisait plus peur que n'importe quoi au monde.
-Je vous avais dis que je vous rappellerais lorsque vous me seriez d'une quelconque utilité. Et bien ce moment est venu.
-Et qu'attendez-vous donc de moi ?
-Et bien avec tous ces hommes dehors n'avez-vous pas entendu ?!
-Ils recrutent les premiers fils de chaque famille. Et je crois avoir assez entendu que je n'étais que le second pour pouvoir vous dire que ce message ne me concerne aucunement.
Cette fois ce fut avec une rage difficilement contenue que la réponse vint.
-Cesse immédiatement de ne serait-ce qu'évoquer ton frère. Et sache qu'ils recrutent aussi les volontaires. Ce que bien entendu tu es.
-Et depuis quand cela ?
-Depuis que monsieur mon fils invoqua pour la première fois ses idées de noblesse il fut volontaire pour faire parti des premiers à prendre les risques. Et seul un idiot ignorerait qu'il est presque suicidaire de s'aventurer dans ce bâtiment étranger.
-Je suis de toute manière un homme marié. Et les hommes mariés ne sont pas conviés à rentrer dans le bâtiment.
-Mais vous n'êtes pas marié.
-Depuis ce matin.
-Mais comment auriez-vous pu déclarer votre flamme alors que l'alerte avait sonné, et que la porte de la maison de votre amante était fermée ? »
Une main étrangère se posa sur son épaule. Un froid glaciale l'envahit alors. Une sombre étreinte vida ses yeux et le transporta vers un état de demi sommeil. Non, ce n'était pas possible. Il ne pouvait pas partir, pas alors qu'il ne l'avait pas vu ! Pas alors qu'il ne lui avait pas dit au revoir ! Il se débattit mais la force l'avait quitté. Au moment où il en avait le plus besoin, toute résistance avait abandonné ses muscles. Jamais il ne se pardonnerait d'avoir eu cette faiblesse. Cette faiblesse qui le condamna à ne jamais plus la revoir.