Il courrait à en perdre haleine, terrorisé, et pourtant étrangement lucide. Ils étaient après lui depuis trois semaines et il ne connaissait plus le repos depuis lors.
Il avait eu tort.
Jamais il n’aurait dû autant se rapprocher d’eux, mais cette faiblesse était ancrée en lui depuis son plus jeune âge. Partagé entre un désir de solitude induit par un nombre indécent d’expériences douloureuses et un instinct lui disant de tenter de se rapprocher des autres, il avait durant toute sa courte vie été torturé, déchiré entre ces contradictions… Aujourd’hui, il n’avait aucun doute sur le fait qu’il aurait dû se fier à ses expériences. Il était né avec quelque chose en plus, quelque chose de différent. Quelque chose qui lui pourrissait l’existence.
Il entendit les chiens aboyer et son cœur manqua un battement. Il était persuadé d’avoir pris assez d’avance pour pouvoir se reposer, une minute à peine ; une nouvelle erreur.
A moins de deux kilomètres, il y avait le fleuve. S’il pouvait s’y jeter, il n’aurait qu’à se laisser porter par le courant et ainsi se reposer. L’hiver n’était pas encore arrivé ; il échapperait à l’hypothermie s’il faisait attention.
Les aboiements redoublèrent d’intensité et pour la millième fois il se dit qu’il n’y arriverait jamais. Ses cheveux noirs comme ceux d’un corbeau collaient à son visage crasseux à cause de la sueur. Il n’entendait que son propre souffle, et le sang qui battait à ses tempes l’assourdissait profondément. Il était désespéré mais refusait d’arrêter de courir. Il avait déjà assisté à une exécution publique, une fois, par hasard, sur la place de la ville. Un bûcher… Mourir à son jeune âge n’était pas une option des plus réjouissantes, mais mourir brûlé… ça n’était pas une option tout court.
Avance, avance, allez avance ! se répétait-il sans-cesse, des larmes de panique coulant sur ses joues alors que les aboiements canins attestaient de leur proximité. Plusieurs secondes durant il s’interdit de tourner la tête, mais une curiosité morbide finit par le faire céder ; ce fut à cet instant qu’il perdit tout espoir.
La meute était sur lui, et les hommes suivaient sans doute de peu. Et il n’avait fait que cinq-cents mètres…
Il voulut hurler, mais son souffle fut soudainement coupé, l’air expulsé de sa poitrine ; il venait d’être fauché par une flèche, en plein mollet. Ses mâchoires se crispèrent avant qu’il n’ait pu émettre le moindre son, puis il chuta en avant et se cogna le front sur une pierre. Tout devint sombre ; mais la douleur resta.
***
Il s’éveilla quelques heures plus tard, surpris d’être encore en vie. Il n’était guère heureux de l’être en tous cas. Il bougea mais sa jambe lui rappela le cuisant souvenir de la fin de son escapade. Il grogna de douleur, et fut gratifié d’un « La ferme ! » suivit d’un silence éloquent.
Trois des cinq chiens de la meute dormaient, et les deux autres le fixaient d’un air qu’il trouvait presque… haineux ? Oui, c’était l’impression qu’il avait. Seule la discipline extraordinaire des molosses les mieux dressés avait empêché qu’il ne fût réduit en charpie après sa chute.
Il expira pour tenter de chasser la douleur, en vain. Son front et sa jambe étaient trop vivement abîmés pour se faire oublier. Sa vision restait embrouillée, et il avait la nausée, malgré le fait qu’il n’avait rien pu avaler de très consistant depuis des jours.
Il fut soudainement en colère, contre lui, eux, le destin et l’univers, et, décidant qu’il n’avait plus grand-chose à perdre, il rassembla assez de courage pour désobéir à l’ordre sec qu’on lui avait donné un instant plus tôt.
- Pourquoi vous-donnez-vous la peine de me ramener ? Me cramer en place publique ou sur la plaine ça change quoi ? Il vous faut une preuve pour monseigneur l’Évêque ?
- Nous te ramenons pour ton jugement, hérétique ! s’emporta un soldat qui avait l’aigle impérial tatoué en plein milieu du visage, chaque aile envahissant ses joues et ses pommettes. Te tuer comme le chien que tu es est tentant, mais nous sommes épris de justice ! La sainte justice impériale !
- Ben voyons ! cracha le jeune garçon d’un ton acide. On la connait votre justice ! La vieille Gothra y a goûté quand vous l’avez empalée au motif qu’elle connaissait les plantes médicinales ! Ariga aussi ! Brûlée ! Comme ça ! Parce qu’un porc l’a accusée de l’avoir ensorcelé après qu’elle ait refusé ses avances, et votre enquête est basée sur des aveux obtenus sous la torture ! Et mon préféré ! Yvana : vous aviez un doute, alors vous l’avez jetée d’une falaise en arguant que si elle était sorcière elle volerait pour se sauver et que vous n’auriez qu’à lui tirer dessus avec vos arcs ! En cas d’innocence elle mourrait en bonne croyante ! Quelle chance pour elle ! Le bruit de ses os fracassés a résonné jusqu’à ma maison à deux kilomètres plus loin dans la vallée ! La « Justice » impériale, je me torche avec !
Un homme, plus grand, et mieux équipé que les autres, s’approcha et s’accroupi près de lui, saisissant rudement ses cheveux de sa main gantée, de façon à mettre son visage exactement en face du sien. Lorsqu’il commença à parler, le garçon eut l’impression que le sol tremblait tant sa voix était basse et grave.
- Tu crois que tu es le premier à tenter de nous mettre en colère ? Tu crois que tu as eu un coup de génie en nous provoquant pour qu’on te tue tout de suite ? Tu as honte, en vérité, petite ordure. Honte d’être l’abomination que tu es ! Tu as peur de voir tes péchés exposés en place publique avant ta condamnation. Pourquoi avoir tenté de fuir en premier lieu ? Ne fuit-on pas uniquement quand on se sait coupable ?
- Vous auriez cramé Sainte Judith en personne si vous l’aviez pu, avec vos critères arbitraires et votre morale à une moitié de sous. Vous êtes des lâches et je vous méprise.
Il tenta de lui cracher au visage mais sa gorge était trop sèche ; il n’avait rien bu depuis une éternité.
Un coup de poing et quelques heures d’inconscience plus tard, il s’éveilla bâillonné. Son œil tuméfié était tellement gonflé qu’il ne pouvait presque plus voir avec lui ; « Pour ce que ça change… », pensa-t-il avec amertume.
Ils reprirent le voyage et des jours durant il s’épuisa à suivre ses futurs bourreaux, ligoté et débâillonné uniquement pour recevoir une maigre pitance tout juste destinée à le maintenir en vie.
Ses mains étaient liées dans son dos afin d’éviter qu’il ne profite du moindre caillou pointu pour se trancher les veines. Ces salopards n’en étaient pas à leur première traque.
***
Les jours passèrent, et en peu de temps ils arrivèrent en vue de la ville. Ses grands murs de pierre avaient des allures sépulcrales, et ses fumées d’habitation évoquaient au jeune garçon des bûchers ensommeillés ne demandant que son corps pour connaître un flamboyant éveil. Il retint des larmes, décidé à tout faire pour rester digne.
- Il y a dix kilomètres entre nous et le mur, annonça le capitaine, ou le sergent, ou quelque titre que pouvait bien porter le chef de ce groupe. On va se reposer dans la caverne juste ici en attendant que ce foutu orage se termine, puis on se rendra là-bas directement. J’en ai plus qu’assez.
Les hommes approuvèrent avec quelques hochements de tête et divers grognements. Il était vrai que les dernières heures les avaient gratifiés d’un temps particulièrement atroce : la pluie tombait si fort que couplée au vent elle fouettait le visage de celui qui ne se protégeait pas. La foudre semblait vouloir incarner la colère de l’Empereur en personne car elle frappait le sol assez fort pour sembler pouvoir le disloquer. Les hommes n’avaient eu de cesse de lancer au garçon des regards mauvais, comme s’il avait lui-même provoqué cet orage afin de les contrarier un peu plus. Peut-être même certains d’entre eux pensaient-ils que c’était le cas.
Un éclair s’abattit extrêmement près, car le roulement de tonnerre qui suivit fut presque assourdissant. Les hommes et les chiens commençaient à devenir nerveux, et le chef du groupe s’en rendit compte. Soucieux de préserver ses employés d’un éventuel mouvement de panique qui les aurait poussés à tuer le gamin plutôt que de l’amener à qui de droit, il parla haut et fort, d’un ton trop léger pour être tout à fait crédible.
- Le saint Empereur s’impatiente ! Tu as vu ? Il désire ardemment te voir brûler !
- Et qui es-tu pour prétendre savoir ce que notre Empereur aimé de tous peut désirer ?
Le garçon remua, étouffant un cri de surprise dans son bâillon. Une nouvelle personne venait d’entrer dans la grotte. De là où il était et avec un seul œil valide, il ne pouvait distinguer qu’une silhouette, particulièrement massive, engoncée dans une armure titanesque. Un bouclier qui devait être monstrueusement lourd et qui faisait pratiquement sa taille était sanglé à son bras gauche ; à sa taille se distinguait le fourreau d’une épée qui ne devait pas être moins impressionnante que le reste. Un éclair s’écrasa à quelques centaines de mètres à peine de l’entrée de la grotte, faisant se découper la silhouette de celui se tenant sur son œil comme s’il s’était agi d’une figure vengeresse.
Tous les hommes s’étaient relevés, précipitamment, se saisissant de leurs armes, tandis que les chiens grognaient d’un air menaçant face à l’inconnu.
Le chef du groupe, arbalète à la main, essaya de ne pas laisser la situation lui échapper ; il lui fallait du temps, pour évaluer ce à quoi ils avaient affaire.
- J’ignore qui tu es et d’où tu viens, l’ami, mais si tu tiens à ce que ta question ait une réponse, je te conseille de rester où tu es.
- Je n’ai pas dégainé mon arme… contrairement à vous tous, dit l’homme d’un ton qui laissa deviner au garçon qu’il souriait.
- Certes… lui accorda le chef. Et bien saches que nous sommes engagés par Monseigneur l’Évêque, pour traduire cet hérétique devant la sainte justice impériale. Prétends t’y opposer, et…
- Je ne m’oppose pas à la justice : je l’applique. Le garçon vient avec moi.
Il avait annoncé cela sur un ton factuel, très sobre, comme s’il avait annoncé une vérité des plus simples à de parfaits idiots.
- Sainte Terra parle par ma bouche, argua l’inconnu en s’avançant, toujours pas assez prêt pour que le garçon puisse distinguer ses traits. Je ne vous veux pas de mal, mais c’est à une plus haute autorité de décider du sort de ce garçon. Je vous conseille donc vivement de ne rien faire, et de ne rien dire non plus d’ailleurs.
Le carreau partit accompagné du sifflement strident caractéristique suivant le tir, ainsi que le bruit de la corde soudainement détendue.
Le garçon connaissait cette arme ; il en avait vu plusieurs en action lors d’escarmouches entre duchés rivaux. Il savait que même les armures de plates des grands nobles pouvaient être aisément perforées face à un de ses terribles carreaux. Il ferma les yeux pour ne pas voir le sang jaillir, mais il n’entendit ni cri, ni même le bruit du métal torturé. En revanche, à travers son œil gonflé constamment à moitié ouvert, il vit une décharge lumineuse, suivit d’un son sourd. Ni l’un ni l’autre n’avait été provoqué par la foudre…
Quelques secondes, (toute une éternité), plus tard, il entendit le bruit du carreau qui rebondissait sur le sol.
- Voilà qui n’était pas très intelligent… commenta la voix de l’étranger.
Le garçon n’en fut jamais totalement certain, mais il eut sur le moment l’impression que ce fut à l’instant même où le carreau s’immobilisa totalement sur le sol que les chiens et les hommes chargèrent, d’un seul bloc.
Le reste fut confus.
Il ne put qu’entendre une série de cris et d’aboiements furieux également ponctués de quelques tintements métalliques, tous amplifiés par la résonnance du lieu. Une lumière bleutée et pâle se vit également apercevoir, à travers d’amples mouvements dont il ne vit pas les arcs avec exactitude.
La scène s’était déroulée en quelques secondes à peine. Les cadavres des hommes et des bêtes démembrés jonchaient le sol, et l’homme en armure semblait n’en avoir que faire, comme s’il était habitué à ce répugnant spectacle.
Lorsqu’il s’approcha et s’accroupit prêt du garçon, celui-ci se contenta de fermer les yeux, attendant son destin. Il voulut tout faire pour ne pas s’évanouir, mais le bâillon l’empêchait de respirer comme il le souhaitait. Il sombra dans l’inconscience une fois de plus.
***
Lorsqu’il s’éveilla, il fut tout aussi surpris d’être en vie que la dernière fois, mais il fut bien plus choqué par son environnement. Des lumières multicolores clignotaient partout autour de lui sans qu’il n’y ait l’air d’avoir de torches ou de bougie ni la moindre source de flammes. De nombreux bruits inconnus se faisaient entendre. Par réflexe il tenta de se relever, mais un instant de panique lui rappela qu’il ne devait pas bouger à cause de sa jambe blessée. Trop tard, il l’avait posée au sol.
La douleur ne vint pas.
La jambe avait été coupée, nettement, et la plaie pansée et remplacée par une attelle étonnamment solide.
Sans un mot, il fondit en larmes, et ne réalisa qu’il n’était pas seul que lorsque l’homme en armure prit la parole. Il reconnut la voix avant de le voir, car il se refusait à lever les yeux.
- La blessure était infectée. Tes bourreaux ne faisaient pas grand-cas de ta santé ; encore un peu et je devais amputer à mi-cuisse, estime toi heureux que je t’ai trouvé avant.
Le garçon ne répondit pas, sentant l’environnement bouger autour de lui il lança un regard plein de confusion à l’étranger.
- Nous quittons ton monde. Regarde par le hublot… la petite fenêtre juste ici.
- Je… Qu’est-ce que…
- Non, ce n’est pas un cauchemar ni un délire dû à la fièvre. C’est bien pire. Le monde réel t’entoure. Tu as sans-doute beaucoup de questions. On m’a ordonné d’y répondre autant que possible pendant le voyage qui nous amène vers ton futur maître, mais avant que tu n’en poses une, gagnons un peu de temps.
L’homme se leva et aida le garçon à se rassoir, s’assurant au passage qu’il n’allait pas à nouveau sombrer dans l’inconscience.
- Dis-moi, sais-tu ce qu’est un « paria » ?