Bouge. Bouge ! Allez bouge, saloperie ! Tu es faible ! Je t’interdis d’être faible ! Tu m’appartiens bon sang ! Allez ! Bon sang vas-tu te décider à… Oui ! Tu vois quand tu veux ! Maintenant un peu plus loin, c’est ça… Lâche cette rampe, oui… Je…La chute fut bruyante, et le râle de colère et d’exaspération encore plus. La douleur, quant à elle, était négligeable.
Il tenta de se relever en s’accrochant à la barre de soutient servant aux exercices de rééducation, mais ses bras étaient encore plus faibles que ses jambes. Il pesta et se décida à appeler. Il savait qu’elle était là, même si rien ne pouvait le laisser supposer. Elle était toujours là, pour l’aider, et sans nul doute le surveiller.
- Alcya !
- C’est « docteur » pour vous, monseigneur. Et puisque vous vous acharnez à ne rien apprendre de ce que je m’échine à vous enseigner, vous mériteriez de passer la nuit par terre.
- Votre programme est bon pour un grabataire ! Je n’ai pratiquement pas vu le moindre résultat, par l’Empereur ! Êtes-vous seulement au courant de…
- Non. Etre au courant de quoi que ce soit concernant vos ordres, vos connaissances, vos missions ou même vos plats préférés serait automatiquement synonyme de mort pour moi. Je ne suis au courant de rien, si ce n’est votre état de santé, et la façon de le faire revenir à la normale. Par Sainte Skayia, cela ne fait qu’une semaine ! Comment pensez-vous que votre corps pourrait tenir le choc après si peu de temps ? Reconstituez vos forces espèces de…
- Etre votre patient ne m’ôte pas mon statut. Choisissez vos mots avec soin, « docteur ».
- C’est votre maître que je sers, pas vous, alors gardez vos menaces et retournez sur votre putain de lit ! Vous ne gaspillez pas que vos forces mais aussi ma patience ! Et si c’est toute la viande rouge qu’on vous donne pour reconstituer vos muscles qui vous rend si agressif nous pouvons envisager de revenir à un régime à base de navets.
S’avouant vaincu, il tendit mollement son bras pour qu’elle le saisisse et l’aide à se relever. Il tituba à moitié, se faisant presque porter vers son lit sur lequel il s’écroula.
- La liste que vous avez demandée est arrivée. Si vous tenez tant que ça à vous épuiser vous n’avez qu’à vous mettre au travail sur votre cogitator.
Elle le laissa ainsi sans plus de cérémonie.
Azador ne put réprimer un sourire lorsqu’il l’entendit rajouter : « Et je ne suis pas votre secrétaire ; faites-vous annoncer ce genre de chose par un serf ! »
Elle était la seule qui ne craignait absolument pas son titre ; cela l’ancrait dans une réalité qu’il acceptait mieux. Il n’aimait pas être craint, même s’il savait qu’il lui faudrait s’y habituer, et sans nul doute en jouer, plus tard…
Je ne suis pas Talaran, répéta-t-il pour la centième fois en son for intérieur. Comme il le faisait à chaque fois, il réprima la phrase qui arrivait systématiquement ensuite. Même la penser lui rappelait un passé douloureux.
Son sourire ne dura guère ; il n’était absolument pas préparé pour ce qui l’attendait.
Ses choix allaient être déterminants, une fois de plus.
***
Aleria hurla un ordre à son second et cracha un flot d’injures, sans s’adresser à personne en particulier. Le major pissait le sang et elle parvenait à peine à appuyer assez fort pour endiguer l’hémorragie. Serrant un morceau de tube en caoutchouc entre ses dents pour le tendre au maximum, elle appuya de son genou sur le bras en charpie qu’elle tentait de sauver, arrachant un hurlement de douleur abominable à entendre à son supérieur.
- Ho la ferme, Brego ! Je gueule moins fort quand tu me besognes !
L’allusion salace qui amusait tant les hommes du régiment d’habitude ne fit rire personne.
Serrant le plus fort qu’elle le pouvait le tube de caoutchouc autour de la plaie, elle constata qu’elle était parvenue à couper la circulation sanguine de façon satisfaisante. Néanmoins, son patient continuait de hurler et remuer, risquant à tout instant de défaire le garrot. Elle le gratifia donc d’un coup de poing monstrueusement violent qui manqua de peu de lui disloquer la mâchoire ; il sombra dans l’inconscience.
- Il y en a d’autres dans le secteur ?! hurla-t-elle pour couvrir le bruit des explosions qui éclataient tout autour d’eux comme des fleurs éphémères d’un jardin infernal.
- Négatif, doc ! Y a que du apte au combat ou du calanché ici !
- Ils disent un truc à la radio ?! hurla-t-elle encore une fois, épaulant son fusil laser et crachant des salves de tirs maladroits et indisciplinés, qui ne touchaient leur cible que parce que l’ennemi qui se ruait vers eux était partout.
- De tenir, c’est tout.
L’infirmier sortit une grenade et la lança de toutes ses forces, visant juste et atteignant un groupe de rebelles fanatiques bien tassés qui se précipitait vers eux. Le résultat fut très laid à voir, preuve de son efficacité.
- Il faut évacuer le major vers les lignes arrières où il va clamser plus vite qu’un cadet en permission sur Cadia ! Où sont ces enfoirés de brancardiers ?!
- A la tranchée sud, je crois. Bloqués par le tir de barrage.
- Putain ! Ramène-moi une radio !
- Viktor est déjà occupé sur le bunker B3. Et le moindre fusil compte ici !
- Vas le chercher maintenant où je te jure que la prochaine fois que tu passes sur le billard j’en profite pour te couper les…
L’infirmier n’insista pas et disparut à l’angle de la tranchée.
Il disait la vérité, chaque tir comptait au sein de cet abominable merdier. Les casques couvraient à peine les bruits des détonations, et la poussière et la fumée donnaient à la scène déjà cauchemardesque des allures fantomatiques monstrueuses.
Le fait que le major était l’un de ses amants occasionnels n’avait aucune influence sur son choix : elle devait tenter de sauver des vies à tout prix, et elle ne pouvait le faire seule. Bien que pourvue d’une musculature impressionnante, la jeune femme ne pouvait transporter Brego toute seule. Il pesait cent-vingt kilos de muscles sans son équipement. Avec son armure c’était pour ainsi dire insurmontable.
- Bouffe ça ! vociféra-t-elle en vidant son chargeur sur le torse d’un fou suicidaire qui se précipitait vers elle en brandissant une ceinture explosive.
La détonation qui en résultat fut presque anecdotique, tant le chaos ambiant était assourdissant. Il emportait dix de ses ignobles congénères corrompus avec lui. Une goutte d’eau dans la marée qui se jetait inlassablement vers eux.
Kadjeek revint, seul, ce qui la fit pester une fois encore.
- Ils sont presque tous tombés là-bas. Il refuse de dépenser ne serait-ce qu’une seconde à envoyer un message pour un homme seul.
- Maudit… murmura-t-elle pour elle-même. Il en entendra parler…
- Des nouvelles du tir de soutient, doc ?
- Rien depuis que t’es parti. On ne tiendra pas une heure à ce rythme. Et lui pas la moitié de ça, dit-elle d’un air dégoûté en jetant un œil au major, toujours inconscient.
- Occupez-vous de lui pendant que je…
- Laisse. Pour l’instant ça ne saigne plus, et j’ai désinfecté. On ne peut rien faire de plus ici.
Plusieurs minutes durant, la doctoresse et l’infirmier se contentèrent de se joindre aux tirs de leurs camarades, priant leur Empereur vénéré pour que leur action compte, ne serait-ce qu’un peu. Il était extrêmement courant que tout le monde se batte au sein de ce régiment. Les Oltoniens mettaient un point d’honneur à ce que chacun parmi eux soit en mesure de faire le boulot d’un vrai soldat. Cuisinier, médic… Pas d’exception. « Sur Oltone, on tue ! » était le cri de ralliement officieux de ce monde pratiquement sauvage en guerre permanente avec le système voisin depuis maintenant trente ans.
Des mondes sauvages âprement disputés, l’Imperium en regorgeait, mais quiconque se rendait sur Oltone était obligé d’admettre que ses habitants n’étaient pas uniquement « durs » ; ils étaient marqués par une effroyable férocité.
La culture qu’ils avaient développée au fil des siècles leur avait valu toute une réputation au sein des forces impériales locales, tant et si bien qu’ils figuraient très souvent parmi les premières lignes. Quand il s’agissait de briser un statu quo, d’enfoncer une ligne, ou de ravager une zone entière, les Oltoniens étaient durs à égaler.
Les utiliser pour un conflit de tranchée était donc particulièrement idiot.
Les renforts arrivèrent des lignes arrière peu après. Aleria était vidée de pratiquement toute son énergie, mais elle persistait à soigner quiconque lui était amené, jusque dans la chimère qui les évacua elle et ses blessés. Brego avait calanché depuis longtemps quand ils arrivèrent au centre de commandement.
Aleria sortit et inspira profondément, profitant de l’air frais sur sa peau salie par la boue et les fumées. Cet air n’était presque pas vicié par les odeurs de prométhéum, d’ozone et de toutes les saloperies dont étaient faites les munitions impériales. Un régal pour ses narines si avides de l’air pur des forêts montagnardes où elle avait grandi, chassant les créatures ursidés qui les infestaient à la main
Se dirigeant vers un baril remplit d’eau de pluie, elle se lava le visage et les avant-bras, redonnant à ses traits une fraicheur presque enfantine qui refusait obstinément de la quitter, malgré ses trente ans révolus. Son physique semblait anormalement déséquilibré : elle était de taille moyenne, mais particulièrement musclée et athlétique, son treillis moulant presque ses formes agréables à regarder ; et malgré ce physique de soldat endurci munit d’une poitrine, elle avait un beau visage aux traits fins que rien n’avait gâché pour le moment. Pas de tir, de coup, de coupure ou de cicatrice… Elle avait pourtant été touchée plusieurs fois à l’épaule droite, dix-huit aux jambes, et même deux fois à la tête. Son casque avait à chaque fois arrêté l’intégralité du tir, la laissant juste sonnée. Elle avait brûlé plusieurs cierges pour honorer le travail du technoprêtre qui avait supervisé la production de son matériel.
Les cernes qui témoignaient de sa fatigue extrême n’enlevaient rien à la profondeur de ses yeux violets, mais quand elle grimaçait comme elle le faisait à l’instant, Aleria n’était pas belle à regarder. Vraiment pas.
- Doc.
Elle ne se retourna pas, la voix du commissaire de sa vision était reconnaissable entre mille.
- Tourounga, salua-t-elle simplement en se passant un peu d’eau sur la nuque.
L’officier disciplinaire laissa passer les seize manquements au protocole que constituait cette réponse irrespectueuse. Il connaissait très bien le caractère des Oltoniens ; depuis toutes ces années, il y était habitué. Perdre des éléments de valeur pour un bouton de manchette mal ciré n’était pas dans sa façon de faire, ce qui était heureux pour lui. La plupart de ses prédécesseurs étaient « glorieusement morts au champ d’honneur, montrant l’exemple aux recrues. » C’était étrangement toujours arrivé après une exécution sommaire. La position des Oltoniens sur le sujet était toujours la même :
la galaxie était assez grande pour tolérer quelques coïncidences.Le commissaire à la peau noire comme la suie posa la main sur son épaule, et elle sut que quelque chose n’allait pas. Il ne se permettait jamais ce genre de familiarité. Tourounga ordonnait, frappait, tirait, et occasionnellement il riait avec les soldats ou échangeait des paroles pleines d’encouragements pour les batailles à venir. Jamais il n’était… « désolé » ?
- Qu’est-ce qui se passe, commissaire ? demanda-t-elle soudainement inquiète.
- Viens, dit-il simplement d’un ton ferme où il ne parvenait pas à cacher sa frustration. Le colonel t’attend.
Elle franchit la porte du préfabriqué aux deux tiers enterrés sans se faire annoncer, fit claquer ses jambes dans un salut très approximatif et s’assit sans qu’on lui en donne l’autorisation. Même pour les critères des Oltoniens brutaux et portés sur tout sauf le protocole, c’était une arrivée en fanfare.
- Aleria.
- Joseph.
Les salutations étaient faites. Pas besoin de plus.
- On m’a dit pour Brego, commenta le colonel, le regard fixé sur un rouleau de parchemin où s’apercevait un cachet de cire brisé. Désolé.
- Nous n’aurions pas à déplorer sa perte si les renforts ne s’étaient pas arrêtés pour faire une promenade… commença-t-elle, la voix pleine d’amertume.
- Ce n’est pas pour parler de ça que tu es ici, ma fille.
Les traditions d’Oltone avaient la vie dure, et la société patriarcale à l’extrême de ce monde faisait que les officiers supérieurs considéraient tous les soldats au grade moins important d’une façon paternaliste à outrance. Cela n’avait jamais nuit à la chaine de commandement et à l’exécution des ordres, mais Tourounga, présent également à l’entrée de la porte, n’avait jamais pu totalement tolérer cela.
- Pourtant il faudra bien rappeler au Quarante-Troisième de Vistrar que nous ne sommes pas seuls sur ce caillou de mer…
- Silence !
Aleria n’était pas habituée à ce genre de démonstration d’autorité. Oltone produisait énormément de « grandes gueules » ; Oltone
aimait les grandes gueules. Qu’une médic donne son avis sur tout à son colonel n’y posait guère de problème tant qu’elle exécutait les ordres. C’était une sorte de rituel entre Aleria et Joseph Brazz : elle vidait son sac, il l’écoutait sans rien dire, puis c’était l’inverse, et tout allait bien dans le meilleur des mondes. Etre reprise de cette façon plus le comportement de Tourounga… La médic avait vraiment peur à présent.
- Mon colonel, commença-t-elle avec un ton beaucoup plus respectueux, si c’est à cause de l’affaire de la partie de carte et du nez cassé d’Orland, je…
- Silence, répéta l’officier avec un ton réellement contrarié. Tu es mutée.
- Pardon ?
- Tes états de service sont parvenus à… aux autorités supérieures.
Très supérieures, en vérité. La très sainte Inquisition de Terra réclame tes services.
- C’est une blague ?
Il n’y avait aucun manque de respect dans cette dernière remarque. Juste une incrédulité terriblement sincère.
Voyant que personne ne réagissait, elle sentit tout son sang quitter la partie supérieure de son corps.
- Je suis juste une putain de médic ! s’emporta-t-elle alors. Pourquoi les tarés de l’Inquisition voudraient que je…
- La ferme ! s’emporta le colonel. Ils sont deux bâtiments plus loin à régler la paperasse et se débattre avec tout l’état-major qui proteste et profère des menaces. Tu tiens à ce qu’ils t’entendent et t’abattent sur place ?
- Mon colonel… je… J’appartiens à ce régiment bon sang ! Pourquoi moi ?! Quelqu’un a fait un rapport sur moi, c’est ça ? C’est Ourundjak ! Je suis sûre que ce salopard n’a pas digéré l’histoire de Garsépolis ! Je n’y étais pour rien bon sang ! C’était Fadir qui…
- Il n’y a rien eu de plus sur toi que le rapport habituel que je rends sur chaque soldat quand nous partons vers un nouveau monde, ma fille. Ça je peux te le jurer. Je ne sais absolument pas pourquoi toi plutôt qu’une autre. C’est comme ça, c’est tout.
- Quand ? demanda-t-elle en retenant ses larmes.
- Tout à l’heure. La navette est déjà prête.
- Ho, Empereur Dieu tout puissant… gémit-elle en lâchant un unique sanglot.
- Tu as fait honneur à ce régiment de nombreuses fois par le passé, affirma le colonel avec un air authentiquement fier. Je compte sur toi pour en faire de même auprès de cette institution si respectée. L’intégralité de tes effets personnels a déjà été empaquetée, plus ma réserve personnelle de cigares Vespasites. Saches que si j’avais eu la moindre chance de faire quoi que ce soit pour te retenir, j’aurais…
- Mais vous ne l’avez pas, les interrompit une voix dure et cassante. Nous avons perdu assez de temps. Debout.
L’officier était vêtu d’un long manteau de cuir noir qui devait valoir la solde complète de deux ou trois soldats réunis. Il avait sur le bras des espèces de bracelets métalliques munis de diodes rouges qui clignotaient de façon irrégulière et des armes dont la seule apparence transpirait la menace étaient sanglées dans son dos et à sa taille. Le grand « i » rouge de l’inquisition était tatoué en plein milieu de son front et la rosace contenant les codes et autres méthodes d’activation dont il disposait était présente dans un électro-tatouage au niveau de sa paume droite.
Aleria le détesta instantanément mais eut la présence d’esprit de ne rien répondre. Elle se leva, et salua son officier supérieur de la façon la plus digne possible, mais elle avait les nerfs à fleur de peau, ne pas le remarquer était impossible. Tourounga lui adressa un salut respectueux de la tête et les laissa sortir.
Lorsqu’elle sortit du préfabriqué, la lumière du jour déclinant fut suffisante pour l’aveugler un instant seulement. Face à elle, il y avait une navette destinée aux vols spatiaux dont les moteurs fumaient déjà et dont la rampe menant vers l’habitacle était abaissée.
Et tout le régiment était là.
Plus précisément, tous les hommes et toutes les femmes en état de se déplacer et n’étant pas sur le front étaient venus. Ils étaient en formation, comme pour une inspection, à ceci près qu’ils lui tournaient le dos.
Les Oltoniens étaient des gens qui accordaient une importance vitale à la franchise : dire « adieu » n’était que pour les morts, et les morts entrainaient des larmes. Mais pleurer devant des frères et sœurs soldats, c’était une disgrâce. Il n’y avait pas de plus belle façon de dire « nous t’aimons » dans ce régiment : Aleria put entrer dans la navette en laissant librement couler les larmes sur ses joues tout en sachant que personne ne la verrait, tout en étant présent.
Plusieurs dizaines d’entre eux levèrent le poing, brandissant des bandages tâchés de sang séché, tout en continuant à lui tourner le dos. Il n’y avait guère de plus bel hommage à lui rendre que celui-ci. « Nous sommes en vie grâce à toi. » Qu’est-ce qui aurait décemment pu faire plus plaisir à une médic que ce signe de gratitude ? Aleria n’en voyait aucun et manqua de trébucher sur la rampe de la passerelle, tant elle plissait fort les yeux pour tenter d’en contenir le flot ininterrompu.
Elle ne put que murmurer « Prenez soin de vous, et gagnez vos guerres. » avant de voir la trappe se refermer. Elle laissa alors libre court à sa douleur, se moquant bien du mépris de l’officier face à sa faiblesse.